Ma mission : oser l'unique dans le monde du pareil



Il est forcé que la production pour la masse produise en masse le même objet. Il est forcé que le catalogue des Rona & Reno & de l'un ou l'autre Home quelque chose, c’est le même, contienne en quelques pages toute la quincaillerie de porte. 


Un concepteur, des milliers, voire des millions d'objets

Il est forcé, balancier oblige, équilibre aussi sans doute, qu'apparaisse une autre vision qui veuille redonner aux objets les formes que la production de masse leur a enlevées. C'est la mission que j'ai choisie.

"J'comprends pas. Tu veux retrouver le patrimoine?"

"Oui et Non"

Oui.


Il faut conserver, entretenir le patrimoine. Il fallait que Boulanger restaure les pentures des portails latéraux de Notre-Dame à Paris. 


Pentures du portail du Jugement Dernier
 à Notre-Dame de Paris



Il faudrait que nous sauvegardions en photographie et en dessins les croix de fer qui courent les pentes du cimetière du Mont-Royal, celles des mitaines dans les campagnes. Il faudrait... les granges et étables de bois qui restent... les églises... les maisons, avant que la penture de fer ne soit remplacée par la plus grosse penture en zamak étampé de Rona ou Lee Valley. Il faudrait un Albert Sonn pour le Québec de la forge pendant qu'il en reste quelque chose.

Oui.

Je refuse de faire la vierge offensée devant des copies des formes du passé. Le patrimoine a sa place en mémoire et a parfois encore une place dans la vie actuelle. J'ai vu à Pont-Croix en Bretagne, entre les barreaux d'une grille qui s'étirait le long d'une propriété, des "flammes" anciennes aux formes aguichantes et qui auraient tout à fait leur place dans une grille moderne.



Flammes à Pont-Croix


Mais non.

Parce que la forge contemporaine souffre de trop de patrimoine.

Dans l'imagination collective, les forgerons vivaient à une époque lointaine où les voitures suivaient des chevaux. L'imaginaire collectif a ravi la job aux maréchal ferrant pour la donner au forgeron.

Dans l'imaginaire collectif, on ne se pose pas la question à propos de la provenance des ustensiles, des pentures, de la quincaillerie. On n'imagine pas qu'il y eut un monde sans Reno Dépot. Dans l'imaginaire collectif, c'est Canadian Tire forever.

La forge contemporaine souffre tellement du patrimoine, qu'on ne sait pas que nous existons. Quand on dit qu'on existe, on entend tout de suite parler d'un oncle, d'un grand oncle d'un lointain cousin de leur mère.

- Ah oui, Où est-il.

Qu'on demande.

-Ah, il est mort depuis longtemps!

Nous sommes tellement patrimoinisés, fixés à une époque disparue, qu'on est surpris, non pas que nous existions mais que nous ayons survécu si longtemps.

Mais oui.

Parce la richesse du patrimoine n’est pas que dans les formes. Au delà des formes spécifiques, le patrimoine du fer forgé ici et ailleurs, en Europe, est riche de sa diversité.

Je comprends bien qu’on paye les comptes avec du cut and paste. Là non plus ma vierge offensée ne s'indigne pas. Si c'est ce que le client veut ou peut se payer... et encore heureux qu'il y ait un client et qu'on lui donne ce qu'il veut et peut et advienne que pourra de la diversité.

Mais quand les contraintes alimentaires sont moins pressantes, quand on a trouvé le bon client c'est alors que nous pouvons constituer le patrimoine qui sera. C'est l'occasion d'ajouter à la diversité que l'on retrouve dans le passé.

En feuilletant le livre de Sonn, celui de Bealer, le “Colonial Wrought Iron: The Sorber Collection” pour les USofA, le livre de Dupont ici au Québec; quand on regarde le contenu du musée Le Secq des Tournelles à Rouen, tous ces documents pointent vers la plus grande diversité possible. 




Cette diversité est advenue parce que la culture qui nourrit l’imagination, l’audace qui permet d’oser une forme pour un besoin, parce que cette imagination, cette audace et la technique se sont rencontrés.

Cette diversité est disparue la production de masse ne pouvant la maintenir aux prix où la consommation est possible. Il existe quelques formes et le client doit adapter son besoin à l’une des formes qui existent. Dans notre monde, les gens choisissent parmi ce qui est produit. C’est ce à quoi ils sont habitués.

Pour accroître la diversité dans le monde il faut aller au delà des choix offerts. Il faut imaginer. Il faut designer la forme qui répond au besoin du client. Le client doit être prêt à laisser ce choix de côté et à imaginer lui aussi, admettre le possible.

Dans ce monde où les choix sont et ne peuvent être que limités, ne pas choisir dans la production des objets de consommation, c’est oser être différent. La diversité est une audace.



Quelques uns des trois mille dessins de Sonn
Choisir la voie de la production individuelle dans le monde de la production de masse, c’est choisir un mode de production qui appartient à un monde passé, disparu où l’autonomie locale existait. Il n’y avait pas un choix limité d’objets. On ne pouvait se fier à ce qui existait. Il fallait faire advenir ce qui n’existait pas encore. C’était “look ma, no hands!”. La diversité suppose une autosuffisance. la diversité manque de références. Cette autosuffisance est une audace dans le monde de la dépendance totale des fabricants de biens de consommation.

Oui.

Je veux bien retourner au patrimoine en ce sens. Alors qu’on glorifie le choix parmi ce qui est, je préfère l’audace de proposer ce qui peut être. Quand les besoins alimentaires se font moins pressants, on peut loger dans ces créneaux de l’imagination et de l’audace. C’est là je pense qu’on peut produire la beauté qui dure, celle qu’on ne jette pas (ne serait-ce que parce qu’elle coûte trop cher!), celle qui affirme la diversité.

Ce sont les techniques personnelles, personnalisées par des outils personnels qui réalisent cette diversité.

Si on considère la culture comme la courroie de transmission des meilleures expériences du passé (on sait quand on a eu des mômes que l’expérience ne se transmet pas directement), nous n’avons de chance d’ajouter à la culture que si nous essayons de redonner aux objets la pluralité de formes qui constitue le patrimoine, que si nous proposons ce qui durera plutôt que ce qu'on jettera bientôt, l’unique dans le monde du pareil, la différence dans un monde géré par des modes.

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